Money for nothing...
Malgré plusieurs coups frappés à la porte, sans réponse, nous décidâmes d'entrer dans cette chambre, anonyme et blafarde, une vraie chambre d'hôpital. Suzanne, assise sur un fauteuil, tournait le dos à la porte, sans sonnette à proximité, le regard fixe en direction du feuillage de l'arbre sur lequel donnait sa chambre, tassée dans un bien trop grand fauteuil pour elle. Elle sursauta en nous voyant et commença à tempêter contre ma Tante qui l'avait surprise, lui avait fait peur, qui n'avait pas frappé, et que faisait-elle là, ne pouvait-elle pas la laisser un peu tranquille ?!!...
Pas de meilleur accueil pour "la Belle aux grands yeux", pas même d'accueil... et alors que je sentais ma Tante désespérée par tant d'incompréhension, les larmes au bord des yeux, prête à flancher et à rétorquer sur un ton à la hauteur de son accueil, je pris le parti d'en rire et de lui demander comment elle voulait que nous lui fassions une surprise si nous nous annoncions.
Je crois que c'est seulement à cet instant qu'elle a réalisé ma présence, et surprise, son ton s'est immédiatement adouci et j'ai été accueillie d'un "tiens, voilà la Belle aux grands yeux" alors qu'un grand sourire s'est ouvert sur son visage. Ouf ! Suzanne était encore Suzanne et je reprenais la main pour laisser à ma Tante le temps de se requinquer, expliquant à Suzanne qu'elle avait bien choisi son moment pour prendre des vacances, que fin mai début juin l'hôtel n'était pas encore trop cher... bref, tenter, comme je le pouvais, de dédramatiser un peu tout ça.
Une chose m'avait marquée, dès mon premier regard. Alors que lors de ma dernière visite, son hygiène était discutable, là, son visage était propre, ses cheveux aussi, et pas d'odeurs désagréables n'étaient à noter.
Ma Tante, discrètement, m'avait passé le sac qui contenait les vêtements et j'expliquais alors à Suzanne que nous avions choisi, avec précaution pour ne pas trop déranger ses affaires, deux/trois vêtements pour qu'elle ait moins chaud. Et je lui demandais alors la permission de les ranger dans son armoire, ce qu'elle accepta facilement. C'est alors que je vis deux énormes protections (des anat' bleues dans notre jargon) dans ce placard et alors qu'elle ne perdait pas une miette de ce que je faisais, elle me dit, sous couvert de secret :
"Je les ai piquées sur un chariot dans le couloir parce que tu comprends, à la maison, j'ai mes habitudes et je prends mon temps, mais là, je n'arrive pas assez tôt !
Je m'engouffrais alors pour lui expliquer que ces trucs ne devaient être ni confortables, ni pratiques à mettre, ce qu'elle acquiesça dans un grand éclat de rire et j'avais alors un boulevard pour lui parler des pull-ups qu'elle pourrait utiliser, et inclus ma tante dans la confidence, la mandatant pour qu'elle programme cet achat.
La première demi-heure partagée fut un doux délice ; nous retrouvions Suzanne presque comme avant, au bémol qu'elle ne se précipitait pas pour manger son baba au rhum, repoussant l'assiette au bout du premier quart. Consciente de ses troubles mnésiques, elle notait dans une sorte de journal, les événements marquants de son séjour : des prénoms en face de descriptions physiques des soignantes, le prénom de l'une de ses anciennes élèves qu'elle n'avait pas reconnue, les différents appels téléphoniques reçus, et les questions à poser à ceux qui venaient la voir, dont nous. Et tout à coup, sans que nous ne comprenions vraiment pourquoi, une question a fusé qui n'était pas sur la liste :
Alors, donc, là, je suis à l'hôpital, mais après, je vais devenir quoi ?
- ...
- Donc là, je suis à l'hôpital, mais après, je vais devenir quoi ?
Patiemment, ma tante lui a, ré-expliqué, ré-ré-ré-expliqué que lundi, elle allait rentrer chez elle... et j'ai lu un éclair de panique dans ses yeux. Le moment était venu d'aborder l'après, mais était-elle prête pour autant ?
- Tu vas rentrer chez toi lundi...
- Mais comment ?
- Avec une ambulance et ta femme de ménage sera là pour l'accueillir, et nous viendrons nous aussi.
- Mais que va-t-il se passer lundi alors ?
- Tu vas rentrer chez toi, lundi après le repas
- Mais comment ?
- Avec une ambulance, et nous serons là nous aussi, et ta femme de ménage sera à la maison pour t'accueillir aussi...
- Mais que va-t-il se passer lundi... etc etc...
La patience de ma tante commençait à s'émousser et je pris le relais.
- Tu es inquiète pour lundi ?
- Ben oui, on me dit que je vais rentrer chez moi mais je ne vois pas comment ça va pouvoir se passer...
- Ne t'inquiètes pas, on va tout organiser pour que ça se passe le mieux possible... C'est bien ce que tu veux, rentrer et rester chez toi ?
Un long silence se fit entendre et dans un souffle, elle me regarda et me dit : tu sais, entre ce que je VEUX, et ce que je PEUX ! Et j'ai lu, au fond de ses yeux, une telle terreur qu'il n'y avait rien à répondre. Et c'est alors qu'elle rajouta : Tu sais, je me suis promenée dans le couloir et j'en ai vu des fins de vie. La mienne n'est pas si mal à côté, mais jusqu'à quand ?
Je lui ai alors proposé que nous préparions des dossiers, de précaution, pour que si un jour elle avait besoin, elle ait une place dans une maison de retraite, mais pas n'importe où, une maison de retraite que je connais, que nous aurions choisie, elle, Frédéric et moi...
Et là, elle se ferma, et ne répondit plus... jusqu'à nous demander :
- Donc là, je suis à l'hôpital, mais après, je vais devenir quoi ?
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Suzanne est rentrée chez elle, lundi, comme prévu, accompagnée de mon oncle et ma tante. Sa femme de ménage était là aussi ; elle continue à venir un jour sur deux, comme avant : les repas lui sont livrés un jour sur deux, comme avant aussi. Seule nouveauté, l'ESA (Equipe Spécialisée Alzheimer) vient lui rendre visite une fois par semaine et je vais les contacter pour que, peu à peu, une aide à la toilette se mette en place.
Pour l'heure, les choses tiennent tant bien que mal. J'ai vu avec mon cousin pour que les heures de la femme de ménage soient augmentées pour une présence quotidienne et idéalement, multi quotidienne. Je ne l'ai pas convaincu, alors que je sais, après avoir complété le dossier d'APA, que les ressources de Suzanne seraient suffisantes pour assurer un soutien à domicile, H24, pendant dix ans... Mais je n'ai malheureusement, aucune prise sur ce type de décision puisque je ne suis ni personne de confiance, ni future héritière... et malheureusement, après ce que j'ai vécu sur ces trois jours là, je ne suis pas certaine que son futur héritier soit du même avis que moi ce qui m'a mise dans une sourde colère.
C'est donc au terme de ce week end que j'ai remercié la vie d'être fille unique et de vivre, à présent, avec un fils également unique parce que lorsque j'ai eu à gérer la fin de vie de Papa, je n'ai eu de comptes à rendre à personne et surtout, l'avis de personne à recueillir !
Vous la sentez, ma colère, là ? Deux semaines après, elle est encore intacte. Je vais voir Suzanne le week-end prochain. Pensez à moi, les Amis :(