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Le quotidien d'un directeur d'EHPAD
20 novembre 2013

Se souvenir des belles choses...

Lucie ne va pas bien.

Elle ne s'appelle pas tout à fait Lucie, mais il n'empêche que ma Lucie d'ici étant librement inspirée de plusieurs autres Lucie(s), Lucie ne va pas bien. et même si Lucie ne va pas bien depuis un mois, ce soir, Lucie ne va pas bien du tout. Les choses se sont accélérées en une heure et demie, ce matin, alors que la fièvre était tombée, enfin, dans la nuit, laissant une micro-lueur d'espoir aux optimistes effrontés que nous sommes.
Il y a encore un mois, Lucie allait bien, comme on peut aller bien à 89 ans et demi, et une démence très sévère et une poly-pathologie très évoluée. Puis, tout à coup, Lucie, gloutonne et gourmande, s'est arrêtée de manger. Enfin non, elle était toujours aussi gourmande et gloutonne, sauf que Lucie ne savait plus avaler. Perdu le réflexe de déglutition, envolé, disparu... mais où est-il donc passé ? Dans quel méandre du cerveau ? Alors Lucie continuait à vouloir manger, toujours autant, toujours aussi vite, sauf qu'une fois sur deux, ça partait dans tous les sens, y compris dans les poumons.  

Il y a encore deux semaines, Lucie voulait piquer toutes les crêpes qui se présentaient à elle, agaçant prodigieusement Madame Montagne qui ne comprenait pas qu'on ne les lui donne pas, ces putains de crêpes ! Mais qu'on lui donne tout, d'ailleurs, pourvu qu'elle la ferme !!!!!

Lucie est en voie d'apaisement ce soir, Hypnov*el et morph*ne se dispersant doucement sous sa peau toute fine. Allongée dans la pénombre de sa chambre douillette, entourée de son mari, ses enfants, les photos des petits-enfants et arrières petits-enfants, elle continue à lutter. C'est qu'elle a toujours eu du tempérament, Lucie...  mais allons, s'il vous plaît, il faut lâcher, maintenant, Lucie, se battre ne sert plus à rien, il faut vous endormir, paisiblement.
Cet après-midi, le mari de Lucie lui tenait la main, assis tout près d'elle dans son bleu de travail. "C'est que nous avons fêté nos 66 ans de mariage" m'a-t-il dit dans un souffle, naturellement, en continuant à la regarder tout en lui caressant la main.
J'ai couru m'enfermer dans mon bureau, et j'ai pleuré. Oui, j'ai pleuré. Trop d'émotion, de fatigue, et à l'heure où mon coeur est plus sec que la Têt au mois d'août, j'ai pleuré de cette vie qui partait pleine d'avoir vécu cet  amour pendant 66 ans...


Pendant ce temps, Monsieur et Madame Tech étaient en train de se chamailler, Madame reprochant à Monsieur que sa mère, hein, ben sa mère, c'est bien elle qui avait préparé tout le repas pour tout le monde, et que même que si sa maîtresse était encore là, elle allait lui renverser le gros faitout de soupe de sa mère sur la tête, à sa maîtresse, qu'il comprenait oui ou non ?
Alors Monsieur Tech est venu voir Véronique et lui a dit que là, non, pas ce soir, ce soir, il ne pouvait plus supporter Madame Tech, et que non, là, vraiment, il rentrait chez lui, que le coup de la maîtresse avait été de trop. Véronique n'a rien dit, bien sûr, mais quand Pauline est sortie de la chambre de Lucie, elle lui a demandé de se noter de voir Monsieur Tech en entretien, la semaine prochaine... Pauline n'a rien dit, mais elles ont souri ; l'histoire de vie de Madame (et Monsieur) Tech a tellement de non-dits, qu'une histoire de maîtresse de plus ou de moins...

Pendant ce temps, les soignants tour à tour,  la directrice, la cadre de santé, tous se sont succédé au chevet de Lucie au fil de l'après-midi. Même Christine a rendu une petite visite, émue. Un petit mot, proposer une petite collation, une boisson, savoir si la seringue diffusait bien, s'il ne faisait pas trop chaud, si besoin d'un soutien... Une présence, discrète, légère, la famille a fait le choix que Lucie ferme ses yeux chez nous ; nous devons être à la hauteur de cette confiance. 

Même la toute jeune docteure de Lucie est venue ce matin et c'est elle qui, sur nos conseils, a appelé sans aucune difficulté ni aucune appréhension l'unité mobile de soins palliatifs, avec lesquels nous avons lié convention, pour bénéficier de leurs conseils afin de tout mettre en place pour que le départ de Lucie se déroule dans la plus grande sérénité, la plus grande douceur, et surtout, surtout, le maximum de confort...

Quatre mois que nous n'avions pas connu de décès, et bien plus longtemps encore que nous n'avions pas accompagné, sur la durée, une fin de vie, dans la douceur et le respect, avec une famille qui se relaie jour et nuit, pour que Lucie ne s'en aille pas seule.

La nuit sera assurément longue pour Lucie, très longue... Mais la résistance du corps humain est telle, que peut-être plusieurs nuits seront longues, et que pendant plusieurs nuits, il me semblera entendre mon portable sonner au milieu du silence.

Cette nuit l'est également pour moi, et pour tous ceux qui, ce soir, à 21 heures, juste avant de rentrer embrasser leurs enfants, seront allés dire au-revoir, ou à demain à Lucie, tout en croisant discrètement leurs doigts pour que demain matin, son souffle se soit éteint, que son visage se soit apaisé, que sa vie s'en soit allée.

Ce soir, mon portable a vibré et la petite enveloppe s'est ouverte sur ces mots :
"Madame la Directrice, je vous remercie pour votre compréhension, pour votre présence, pour votre sensibilité dans les moments difficiles que nous traversons. Ma famille et moi même sommes particulièrement sensibles à votre attention et à la douceur de vos soignants, leur gentillesse, leur présence. Merci !"

C'était signé le fils de Lucie, maintenant encore, en relisant ces mots pour les tracer ici, une petite goutte salée s'est mise à glisser sur ma joue gauche.

Et me voilà à me souvenir de toutes ces belles choses partagées avec Lucie, avec sa famille, et avec tous les autres parce que cet après-midi, la vie continuait à la maison de retraite, on y faisait tourner de jolies robes rouges, on y dansait, et on y chantait...

C'est aussi ça, le charme de la vie, et les arrangements que l'on se doit de faire avec la lourdeur de notre coeur, au prétexte de notre professionnalisme.

Cela peut vous paraître étrange, mais c'est peut-être dans ces moments que j'aime le plus mon métier, qu'il prend tout son sens, qu'il m'explose au visage d'évidence : faire se côtoyer la vie, la mort et la maladie, et que tout le monde se comprenne, s'accepte, et se soutienne...

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Commentaires
P
C'est difficile quand c'est long et que l'être cher se dégrade...on voudrait que ça s'arrête et ça m'est arrivé aussi bien sûr...pour un être très cher<br /> <br /> et la personne peut dire je veux mourir et il faut lui montrer que l'on comprend ça, elle a le droit de ressentir ça et de l'exprimer<br /> <br /> Et en même temps, il y a la vie, il peut y avoir des moments de bonheur<br /> <br /> prendre les choses comme elle viennent<br /> <br /> accepter l'émotion de l'autre...et la mienne
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B
Mes parents fêterons, eux, leurs 64 ans de mariage en janvier. Enfin, fêter est un bien grand mot car mon père se dégrade de jour en jour. J'en suis venu à mon tour à espérer qu'il parte vite, qu'il laisse au moins dans son entourage une autre image que celle d'aujourd'hui.
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R
Raymond, je ne serai plus directrice, car en retraite depuis déjà bien longtemps... Sourire. Cependant, ton commentaire me touche drôlement, et la fille de Lucie m'a embrassée après avoir vidé la chambre de sa maman, en nous disant que nous sommes un établissement exceptionnel. Il y a sans doute un peu de vrai, pas totalement, mais il est bien certain que de plus en plus, le soignants vont vers l'empathie. On pourrait faire de belles choses si les pouvoirs publics nous en donnaient véritablement les moyens. Je suis très en colère contre cette ministre de pacotille :(
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R
Rien ne presse, mais lorsqu'il faudra mourir, j'aimerais autant que ce soit dans ta maison de retraite, comme Lucie...
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